La comtesse de Segur : le destin d’une noble russe
Gisèle la capricieuse, le jeune Blaise, le gentil François, Camille et Madeleine, enfants modèles, ce coquin de Charles, la turbulente Sophie, le bon Général Dourakine, ces nigauds de Simplicie et Innocent, la petite Marguerite…. autant de personnages dont les aventures ont bercé notre enfance.
Nous devons à la Comtesse de Ségur née Rostopchine bien des heures de lecture passionnées.
Aujourd’hui, nous vous proposons de découvrir l’histoire de l’auteur de ces livres pour enfants, une jeune aristocrate russe arrivée en France à l’âge de 18 ans.
Cette histoire vous donnera peut-être envie de vous replonger dans ses livres ou de découvrir la petite commune d’Aube où la comtesse a vécu pendant un demi-siècle, à l’écart des mondanités parisiennes.
Un peu d’histoire
En 1789, la Révolution marque un tournant dans l’histoire de la France. A cette époque, Napoléon Bonaparte âgé de 19 ans est lieutenant en second au sein du 1er régiment d’artillerie de la Fère, plus ancien régiment d’artillerie de France.
En 1793, promu capitaine, il est à la tête d’une compagnie de bombardiers du 4ème régiment d’artillerie alors que la France doit affronter la « Première Coalition » rassemblant plusieurs nations européennes suite à la déclaration de guerre de la France au roi de Bohême et de Hongrie (Saint-Empire).
Remontons quelques mois en arrière lorsque la Révolution éclate en France. Les souverains européens se contentent d’observer les événements de loin, y trouvant même un certain avantage puisqu’elle déstabilise un concurrent commercial et territorial.
En juin 1791, Louis XVI qui espère encore renverser la situation à son avantage tente de rejoindre le fief des royalistes à Montmédy, dans la Meuse. Au cours de ce voyage qui a lieu dans la nuit du 20 au 21, la famille royale fait halte dans un relais de poste située à Sainte-Menehould. Lorsque la nouvelle de la fuite du roi parvient aux oreilles du maître de poste, Jean-Baptiste Drouet, celui-ci comprend que l’équipage luxueux qui s’est arrêté chez lui moins d’une heure auparavant transporte le roi et ses proches comme il l’avait soupçonné. Il avertit les autorités et est chargé de retrouver et de retenir le roi en attendant l’aide de camp de La Fayette qui est alors général commandant de la garde nationale. Louis XVI est arrêté à Varennes-en-Argonne et reconduit à Paris.
La fuite de Paris du roi est considérée comme une trahison, un acte anti-révolutionnaire par le peuple d’autant plus que le message laissé par le roi avant son départ afin de justifier celui-ci est passé à ce moment sous silence. Ce document long de 16 pages est considéré comme le « testament politique » du roi. Il se conclut ainsi :
Français , et vous surtout Parisiens, vous habitants d’une ville que les ancêtres de Sa Majesté se plaisaient à appeler la bonne ville de Paris, méfiez-vous des suggestions et des mensonges de vos faux amis, revenez à votre Roi, il sera toujours votre père, votre meilleur ami. Quel plaisir n’aura-t-il pas d’oublier toutes ses injures personnelles, et de se revoir au milieu de vous lorsqu’une Constitution qu’il aura acceptée librement fera que notre sainte religion sera respectée, que le gouvernement sera établi sur un pied stable et utile par son action, que les biens et l’état de chacun ne seront plus troublés, que les lois ne seront plus enfreintes impunément, et qu’enfin la liberté sera posée sur des bases fermes et inébranlables. A Paris, le 20 juin 1791, Louis.
Paradoxalement, le manuscrit écrit par le roi pour se dédouaner aux yeux de son peuple devient une pièce à charge pendant son procès qui débute en décembre 1792. Ses accusateurs veulent y voir une hostilité vis-à-vis de la Révolution et une volonté de renverser le nouveau gouvernement.
Or, on ne retrouve pas ces intentions dans le texte puisque le roi ne remet pas en question les décisions prises depuis 1789 notamment l’abolition des ordres religieux et l’égalité des citoyens.
Disparue après le procès, la lettre a été retrouvée deux siècles plus tard aux États-Unis sans que l’on sache comment elle y est parvenue.
Quoiqu’il en soit, la fuite et l’arrestation du roi précipitent les événements. Louis XVI est suspendu et l’idée de l’instauration d’une république est soutenue par le club des jacobins, société des Amis de la Constitution ou Société des amis de la Liberté et de l’Égalité
La Première République naît le 21 septembre 1792 et le roi est guillotiné le 21 janvier 1793 sur la place de la Révolution, actuelle place de la Concorde.
Il s’ensuit une période troublée appelée la « Terreur ». Toute personne soupçonnée d’être une menace pour la jeune république est guillotinée, fusillée, noyée, … ce qui entraîne un grand nombre d’arrestations arbitraires et d’exécutions en masse sans l’ombre d’un procès. On estime que 100.000 personnes perdent la vie durant cette période et que 400.000 autres sont emprisonnées.
Des dissensions éclatent au sein même des révolutionnaires et les girondins comme les modérés ainsi qu’une faction des montagnards sont pris dans la tourmente. Elles dégénèrent en émeutes qui sont à l’origine des « guerres de la Révolution française ».
Nous revoilà à l’époque de la Première Coalition. La France a déclaré la guerre et a envahi les Pays-Bas autrichiens. Les puissances européennes qui comme nous l’avons vu s’étaient désintéressées de la Révolution française doivent dorénavant réagir d’autant plus que l’exécution du roi menace leur propre souveraineté.
La Grande-Bretagne, la Sardaigne, l’Espagne, la Prusse, le Portugal, Naples, la maison d’Autriche, les Provinces-Unies et bien entendu le Saint-Empire s’allient.
En France, les royalistes profitent de la situation pour tenter de reprendre le dessus. Or, l’armée révolutionnaire française a vu son nombre de soldats diminuer dramatiquement en raison de la fin de l’engagement des volontaires de 1792 et d’un nombre élevé de déserteurs. Pour pallier à ce manque d’effectifs, la Convention ordonne la « levée en masse » de 600.000 hommes tirés au sort parmi les veufs et les célibataires âgés de 18 à 35 ans.
Cette obligation de servir sous les drapeaux déplaît fortement à une partie de la population provoquant ainsi de nombreuses insurrections principalement dans l’ouest de la France comme en Vendée. Les mouvements contre-révolutionnaires sont sévèrement réprimés. Si les chiffres concernant les victimes de cette guerre civile diffèrent selon les sources, il est vraisemblable de penser que plusieurs centaines de milliers de Français sont morts entre 1793 et 1796.
La France vit donc une situation chaotique, prise entre conflits internes et guerres européennes. Elle parvient cependant à reprendre un peu de forces et à reprendre la Belgique lorsque les membres de la coalition ne parviennent plus à réellement s’entendre. La Prusse qui voit avec inquiétude la Russie s’en prendre à la Pologne quitte la coalition, craignant d’être absente du partage de ce pays.
En 1795, l’Italie sort également de la coalition, suivie peu après par la Hollande (république batave) et par l’Espagne.
En revanche, la Grande-Bretagne et l’Autriche ainsi que quelques états italiens poursuivent le conflit contre la France. Ces pays sont rejoints par la Russie en septembre 1795.
En même temps, le Directoire est fondé, conformément à la Constitution de la République française du 5 fructidor an III (22 août 1795). Le système mis en place est basé sur une séparation des pouvoirs : le pouvoir législatif est confié à deux chambres, le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens tandis que le pouvoir exécutif est confié à cinq directeurs. Ceux-ci choisis par les conseils exercent la présidence pendant trois mois afin de ne pas avoir le temps de prendre un réel pouvoir.
En 1796, Napoléon Bonaparte devenu général mène la campagne d’Italie qui se termine par la victoire de la France et la fin de la Première Coalition.
Il est reçu triomphalement à Paris en décembre 1797. Or, quelques semaines auparavant, le directeur Lazare Carnot favorable au retour du roi a pris la fuite et s’est réfugié en Allemagne suite au coup d’État du 18 fructidor an V. Il craint en effet d’être arrêté et jugé pour trahison à l’instar des députés et officiers royalistes.
La place laissée vacante est offerte à Napoléon Bonaparte qui ne tarde cependant pas à repartir en expédition en Égypte et à collectionner les victoires jusqu’en 1799. Sentant le vent tourner après la vaine tentative de prise de Saint-Jean d’Acre, il rentre en France, confiant son armée au général Jean-Baptiste Kléber.
A son retour, il trouve son pays en proie à une nouvelle guerre lancée par la « Deuxième Coalition ».
Le Saint-Empire, la Grande-Bretagne, l’Empire russe, la Suède, l’empire ottoman et plusieurs royaumes italiens s’en prennent à la France afin d’enrayer son expansion territoriale. Cette coalition compte également sur le soulèvement des insurgés et royalistes au sein même de la France pour obtenir la victoire. Le frère de Louis XVI, futur Louis XVIII participe à ce mouvement.
Une fois de plus, ce sont les différences de point de vue des coalisés qui profitent à la France. De son côté, le Directeur Emmanuel-Joseph Sieyès qui souhaite renverser la constitution organise un nouveau coup d’État.
Les conspirateurs se retrouvent dans la demeure parisienne de l’épouse de Bonaparte, Joséphine de Beauharnais et le coup d’État a lieu le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799).
Le Directoire cède la place au Consulat qui doit en principe être gouverné par trois consuls, Sieyès, Bonaparte et Roger Ducos. Il s’avère rapidement que Napoléon Bonaparte est en réalité le seul dirigeant.
Son ascension ne s’arrête pas là puisqu’il devient Premier Consul à vie en 1802 et Empereur des Français deux ans plus tard.
Les guerres napoléoniennes
L’instauration du Premier Empire ne met cependant pas fin aux guerres et aux coalitions des monarchies européennes qui tentent d’enrayer l’avancée de la France.
Après une courte trêve (Traité d’Amiens en mars 1802) entre la France et le Royaume-Uni, le conflit reprend de plus belle en mai de l’année suivante.
Faisons un bond dans le temps jusqu’en 1812. La France est toujours en guerre contre le Royaume-Uni. Depuis plusieurs années, l’empereur Napoléon 1er oblige les pays européens à observer la politique de blocus continental dans le but d’étrangler financièrement son ennemi.
Le Royaume-Uni ne peut donc pas être ravitaillé en produits français mais surtout il lui est impossible d’écouler les marchandises produites sur son territoire. Son économie s’écroule même si le blocus est loin d’être systématique.
Or, les grands ports européens sont touchés également par cette politique puisqu’ils perdent une grande partie de leur activité. De plus, les gouvernements doivent acheter des produits français lourdement taxés et donc hors de prix. On comprend dès lors qu’ils rechignent à observer le blocus de manière stricte.
En 1812, les Russes décident de casser le blocus d’autant plus que les îles britanniques souffrent moins que prévu de la situation puisqu’elles se sont tournées vers les pays nordiques et les États-Unis pour poursuivre leurs activités commerciales. De plus, la contrebande s’est intensifiée et a formé un marché parallèle.
La campagne de Russie
L’empereur russe Alexandre 1er qui a engagé son pays dans plusieurs coalitions contre la France met donc fin au blocus déclenchant ainsi la colère de Napoléon qui s’engage dans une campagne contre la Russie en juin 1812.
Le 23 juin 1812, la Grande Armée française franchit le fleuve Niémen, théâtre de la signature des traités de paix de Tilsit entre les deux empereurs, cinq ans plus tôt.
Le Français veut ainsi montrer son intention de rompre la paix et de marcher sur Moscou.
L’armée française est beaucoup plus importante que l’armée russe mais dès le début de la campagne, elle doit se battre contre un ennemi inattendu : la météo.
Les orages succèdent à des périodes de canicule et les hommes comme les chevaux sont victimes d’épidémies de typhus et de dysenterie mais également de famine.
De plus les Russes pratiquent la tactique de la terre brûlée et les Français ne parviennent pas à s’approvisionner après leurs victoires.
La population n’oppose cependant que très rarement de la résistance et l’armée française s’enfonce chaque jour davantage dans les plaines russes sans réellement avoir à se battre.
Tout au plus, les Français enregistrent quelques défaites qui semblent insignifiantes par rapport à leur avancée. Et pourtant, non seulement elles donnent du courage aux Russes mais en plus elles obligent Napoléon à déployer ses troupes et à déléguer ses pouvoir à ses généraux moins pugnaces.
Le 7 septembre, les troupes françaises rencontrent enfin les troupes russes lors de la « Bataille de la Moskowa » au grand soulagement de Napoléon qui souhaite une victoire éclatante et décisive. Il pourrait ainsi négocier favorablement un traité de paix avec le tsar.
Bien que les Français sortent victorieux et obligent les Russes à se replier, ils ne sont pas arrivé à anéantir l’ennemi et, surtout, ils ont subi de lourdes pertes.
Le 14 septembre, Napoléon entre dans Moscou et s’installe dans le palais du Kremlin. La reddition tant attendue tarde cependant à venir et les Français occupent une ville fantôme désertée par la plupart de ses habitants qui n’ont pas omis de brûler tout ce qui pourrait être utile aux troupes napoléoniennes.
L’incendie de Moscou
Les Français à peine arrivés doivent faire face à une situation cauchemardesque : la ville s’embrase, incendiée par les Russes qui ont allumé plusieurs centaines de foyers avant de partir.
Pendant près d’une semaine, le feu fait rage laissant une ville détruite à 90% malgré les efforts des Français qui tentent de circonscrire l’incendie.
Après un mois d’occupation, Napoléon prend la décision de repartir, ne pouvant plus assurer le ravitaillement et l’hébergement de ses troupes.
La retraite de Russie
Or, nous sommes en plein mois d’octobre et les soldats français sont loin d’être préparés à affronter l’hiver russe qui s’abat sur eux.
Le départ de Moscou s’est fait dans la précipitation, sans aucune organisation. La discipline s’est relâchée et la Grande Armée ressemble plus à un long cortège de pillards qu’à une armée de campagne napoléonienne.
Chevaux et hommes succombent les uns après les autres. Le verglas, la neige, le froid (il fait entre -20 et -40°), la privation de nourriture et parfois d’eau viennent à bout de cette formidable armée. Les soldats dévorent les cadavres de chevaux et même de leurs compagnons d’infortune allant jusqu’à se mutiler pour avoir quelque nourriture. De plus, ils doivent affronter les attaques régulières des Cosaques .
Nous sommes le 25 novembre lorsque les Français atteignent les rives de la Bérézina qu’ils doivent absolument traverser. Or, les Russes gardent le seul pont existant. Il faut donc en construire. Deux nouveaux ponts sont mis en service le lendemain et les troupes napoléoniennes entament la traversée sous les tirs russes. Afin de couper la route aux ennemis et de protéger leur retraite, les pontonniers français ont ordre d’incendier ces ponts le 29 novembre, abandonnant ainsi plusieurs milliers de leurs compatriotes retardataires ou trop épuisés pour la traversée.
Malgré tout, la bataille de la Bérézina qui a donné son nom à l’expression synonyme de désastre, de déroute est considérée comme une victoire française. Sur les 600.000 hommes qui ont traversé fièrement le Niémen, quelques dizaines de milliers réussissent à franchir la Bérézina.
On estime que 200.000 soldats français ont trouvé la mort sur le sol russe. Plus de la moitié sont morts de faim, de maladie et de froid. Au moins 250.000 autres ont été faits prisonniers ou ont déserté. Beaucoup d’entre eux sont restés volontairement en Russie même après la chute de Napoléon.
Fédor Rostopchine
Revenons à Moscou, après la prise de la ville par Napoléon Bonaparte. A cette date, la fonction de gouverneur général de Moscou est occupée par le comte Fédor (ou Fiodor) Rostopchine (ou Rostoptchine), un membre d’une grande famille aristocratique russe qui se prétend descendre du fondateur de l’empire mongol, Gengis Khan en personne.,
Comme la majorité des jeunes nobles russes, Fédor Rostopchine entre dans l’armée et est intégré à la garde impériale alors qu’il n’a que 21 ans.
Il voyage régulièrement et fait ainsi la connaissance du chancelier en poste à Berlin et frère du ministre des Affaires étrangères Nikolaï Romanzov (ou Roumiantsev), un homme influent à la cour du tsar.
C’est suite à cette rencontre que Fédor entre à son tour dans le cercle restreint des intimes de Paul 1er et obtient le titre de comte. Le tsar accepte également d’être le parrain de sa fille Sophie née en 1799.
Or, le comte Nikita Petrovitch Panine qui semble avoir eu de l’animosité pour Fédor parvient à le discréditer aux yeux du tsar. Ce dernier invite Rostopchine à se retirer dans son domaine de Voronovo.
Paul 1er est favorable à une paix durable avec la France ce qui provoque le mécontentement d’une partie de la population. Un complot mené notamment par Panine et probablement soutenu par la Grande-Bretagne aboutit à l’assassinat de Paul 1er qui meurt étranglé dans sa chambre, le 24 mars 1801.
Son fils, Alexandre lui succède et fait revenir Rostopchine à la cour. C’est pour cette raison que celui-ci gouverne Moscou en 1812, lorsque Napoléon entre dans la ville, tandis que le prince Mikhaïl Koutouzov est le général en chef des armées.
C’est également Rostopchine qui prend l’initiative de bouter le feu à la ville afin de forcer les troupes françaises à reprendre la route, faute de trouver les abris et les provisions nécessaires pour passer l’hiver à Moscou. Il libère les prisonniers et les charge d’allumer les feux.
Maintenu dans ses fonctions de gouverneur jusqu’en 1814, il est considéré comme l’un des responsables de la déroute de l’armée napoléonienne obligée de traverser les plaines russes en plein hiver.
Pendant ce temps, le tsar Alexandre 1er profite de l’anéantissement de la Grande Armée et forme une nouvelle coalition contre la France avec le Royaume-Uni, la Prusse, la Suède, l’empire d’Autriche, le Portugal et la Sicile.
Vaincu, Napoléon 1er abdique en avril 1814. En septembre, souverains et diplomates représentant les grandes nations européennes se réunissent en Autriche ( Congrès de Vienne) afin de rédiger le traité de paix et définir les nouvelles frontières. Fédor Rostopchine y rejoint le tsar en qualité de membre du Conseil d’État de l’Empire russe.
Sophie Rostopchine
Fédor Rostopchine épouse la comtesse Ekaterina Protassova également issue de la noblesse russe en 1794. Le couple s’installe dans un premier temps à Saint-Pétersbourg avant de rejoindre l’immense domaine familial de Voronovo, dans la région de Moscou, après la disgrâce de Fédor.
Les Rostopchine ont huit enfants dont Sophie née le 1er août 1799 à Saint-Pétersbourg.
Elle passe la plus grande partie de son enfance dans le domaine en compagnie de ses frères et sœurs Comme tous les jeunes aristocrates russes, elle reçoit une éducation poussée et parle couramment cinq langues dont le français. Elle est également élevée dans la religion catholique après la conversion de sa mère qui abandonne l’orthodoxie après sa rencontre avec Joseph de Maistre, un homme politique savoyard occupant la fonction de ministre plénipotentiaire (haut diplomate équivalent à un ambassadeur) en Russie.
Bien que souvent considéré comme un héros, Fédor doit affronter la colère des habitants de Moscou, principalement les commerçants et les nobles, qui ont tout perdu suite à l’incendie de la ville.
Il retombe peu à peu en disgrâce et quitte le pays dès 1814. Il séjourne successivement en Pologne, en Allemagne et en Italie où il est accueilli à bras ouvert car il est traité en sauveur.
Paradoxalement, c’est en France qu’il choisit de s’installer avec sa famille en 1817, dans ce pays qu’il a tant haï lorsque les troupes napoléoniennes ravageaient la Russie, cinq ans plus tôt.
Comtesse de Ségur
La jeune Sophie est âgée de 19 ans lorsqu’elle débarque à Paris. Peu après son arrivée, elle fait la connaissance du comte Eugène de Ségur d’un an son aîné.
Le jeune homme est issu d’une famille très ancienne et respectée puisque son grand-père Philippe Henri de Ségur a occupé le poste de Secrétaire d’État à la Guerre et a obtenu le titre de maréchal de France sous l’Ancien Régime. Son père Louis-Philippe s’est illustré aux côtés du général Jean-Baptiste de Rochambeau durant la guerre d’indépendance des États-Unis et est nommé ambassadeur de France en Russie entre 1785 et 1789.
Plus inhabituel, Philippe Henri et Louis-Philippe ainsi que le frère de ce dernier, Joseph-Alexandre de Ségur ont tous les trois fait partie des auteurs des « dîners du Vaudeville » et participent à la fondation de la « Société du Caveau ». Ces dîners sont organisés régulièrement et les membres se réunissent pour manger et chanter dans une joyeuse ambiance. Les chansons inédites proposées par les auteurs sont réunies dans des cahiers qui paraissent chaque mois entre 1796 et 1802.
« Nos fiers chansonniers du Caveau,
Ligués, entre eux, contre le drame,
Pour fronder ce bâtard nouveau,
Sur eux, aiguisaient l’épigramme :
Mordait-elle trop faiblement,
Ils sifflaient la pauvrette,
Et forçaient le ressentiment
De se mettre en goguette.
Jacques, pour boire au cabaret,
Dit qu’il va faire une pratique ;
Sa femme, à Jean, voisin discret,
Dit : « Viens t’en boire à la boutique. »
Jacques revient, il reste coi
« Conviens, lui dit Jacquette,
Qu’il est doux, en rentrant chez soi,
D’y voir tout en goguette ! »
Sophie Rostopchine et Eugène de Ségur se rencontrent par l’intermédiaire de Sophie Petrovna Svetchina, une Russe catholique qui tient à Paris un salon fréquenté par de nombreux compatriotes exilés mais également par des personnalités françaises dont l’archevêque de Paris.
Les deux jeunes gens se marient le 14 juillet 1819 dans la chapelle du cardinal César-Guillaume de la Luzerne. Sophie doit peu après dire au revoir à ses parents qui repartent dans leur pays.
Deux ans après son mariage, Sophie reçoit de son père le Château des Nouettes, une belle propriété située à Aube (Orne), coup de cœur de la jeune fille. Fédor Rostopchine a en effet acheté le domaine à Charles Lefèbvre-Desnouettes, ancien général de l’Empire exilé aux États-Unis depuis sa condamnation à mort pour avoir servi Napoléon 1er durant les Cent-Jours.
Au Château des Nouettes
Si le jeune couple fait bien un mariage d’amour, Sophie est très vite délaissée par son époux qui se révèle infidèle. Le manque d’argent n’arrange pas la situation d’autant plus que le jeune comte n’a aucune situation.
Leur condition financière s’améliore en 1830, lorsque le comte de Ségur hérite de son grand-père un siège au sein de la « Chambre des pairs » qui correspond à la chambre haute du Parlement. Parallèlement, il devient maire de la commune d’Aube et, plus tard, président de la Compagnie du chemin de fer de Paris à Strasbourg qui devient la Compagnie des chemins de fer de l’Est après sa fusion avec la Compagnie du chemin de fer de Montereau à Troyes.
Si les de Ségur profitent dorénavant de revenus confortables, leur mariage n’est guère heureux.
Souvent malade et n’appréciant que très peu le tourbillon de la vie parisienne, Sophie réside en permanence et plus ou moins contrainte et forcée dans sa propriété normande. Elle ne reçoit que rarement la visite de son époux volage, le « Bel Eugène ». Celui-ci préfère la garder loin de lui afin d’éviter des scènes terribles d’une épouse à juste titre jalouse. Pour y arriver, il lui coupe les vivres et elle ne peut donc plus rester à Paris.
On la dit caractérielle voire hystérique et sujette à de violentes crises de nerfs. Elle se renferme parfois dans un mutisme complet, ne correspondant alors plus qu’à l’aide d’une ardoise.
D’après les symptômes de sa maladie et son comportement, il paraît probable que la comtesse souffre d’une maladie vénérienne transmise par son époux.
Son isolement à Aube n’est cependant pas une réelle punition pour la jeune femme qui préfère le calme des grands espaces au tumulte de la ville.
Une carrière littéraire
Sa vie d’épouse est un désastre mais Sophie est une maman aimante et attentive, du moins quand la maladie lui laisse quelque répit.
Elle se consacre désormais entièrement à ses huit enfants et ensuite à ses petits-enfants qui envahissent le château et ses jardins.
Elle aime notamment raconter des histoires à la petite troupe rassemblée autour d’elle et c’est ainsi qu’elle a l’idée de réunir ces contes dans un recueil.
Sophie de Ségur a largement dépassé les cinquante ans lorsqu’elle termine son premier livre, « Les Nouveaux Contes de fées ».
Rien ne prédestinait cette jeune fille à la beauté saisissante et à l’éducation soignée, cette mère et grand-mère vivant recluse dans son château, loin de Paris et des salons littéraires, à devenir l’un des plus célèbres auteurs de livres pour la jeunesse.
En 1855, elle signe un contrat avec la maison d’édition Louis Hachette. Les versions diffèrent concernant la première rencontre entre la comtesse et l’éditeur.
Pour les uns, c’est le journaliste Louis Veuillot qui les mettent en relation après avoir entendu quelques extraits du livre de son amie.
Pour d’autres, c’est Eugène de Ségur qui aurait parlé du talent de son épouse à l’éditeur. Il est en effet certain que les deux hommes ont eu des contacts professionnels puisque dès 1853, le comte donne l’autorisation à Louis Hachette d’installer des kiosques dans les gares desservies par sa compagnie. Louis Hachette veut en effet profiter du succès des déplacements en train et du passage toujours plus important des voyageurs transitant dans les stations.
L’éditeur qui est à la recherche de livres pour enfants pour enrichir l’offre dans les librairies de gare a donc très bien pu être intéressé par le livre de Sophie.
Quoiqu’il en soit, le succès est au rendez-vous et la comtesse s’attelle au projet d’écrire un livre pour chacun de ses petits-enfants. Elle abandonne les contes de fées pour se lancer dans les romans qu’elle signe « Comtesse de Ségur, née Rostopchine ».
Elle obtient de son mari l’autorisation de toucher l’argent provenant de sa plume après une bataille de plusieurs années. A cette époque, il faut en effet l’accord de l’époux pour qu’une femme puisse toucher un revenu.
En 1856, la maison Hachette lance sa « Bibliothèque rose illustrée », une collection destinée aux enfants de six à douze ans et qui fait partie de la « Bibliothèque des Chemins de fer ».
La comtesse de Ségur devient l’un des auteurs les plus appréciés de cette collection qui est toujours éditée aujourd’hui, sous le nom de « Bibliothèque rose ».
Si la couverture de ces livres pour enfants a changé au fil du temps, la vingtaine de romans de la comtesse fait toujours partie de la collection « Les Classiques de la Bibliothèque rose ».
Les petites filles modèles, Gisèle, Blaise, François, les Bons enfants y côtoient les héros du Club des Cinq, du Clan des Sept ou encore les Six Compagnons… autant de personnages qui ont offert des moments inoubliables à de nombreuses générations d’enfants.
En 1866, Sophie de Ségur devient tertiaire franciscaine. Elle souhaite en effet vivre selon les règles de Saint-François d’Assise sans pour autant rentrer dans les ordres. Elle continue cependant à écrire.
Au début des années 1870, le manque d’argent se fait à nouveau sentir, conséquence de son veuvage et d’une forte diminution des ventes de ses livres. Elle doit vendre son cher château des Nouettes et déménager à Paris. Elle s’installe dans le 7ème arrondissement, 27 rue Casimir Périer. C’est là qu’elle décède le 9 février 1874, entourée de l’affection de ses enfants et petits-enfants.
Elle avait auparavant rédigé un court testament :
Je ne veux pas que mon testament soit remis à un notaire ou tout autre homme de loi, mais que tout soit fait à l’amiable entre mes enfans et petits enfans sous le contrôle de mon fils Gaston auquel je recommande l’avenir de mes pauvres petits Louis et Gaston de Malaret qui n’auront pas de quoi vivre s’il ne leur vient en aide et s’il ne leur laisse après lui une partie de son capital. Malaret 1872 29 Mars
Son œuvre
Les personnages principaux des livres de la comtesse de Ségur sont des enfants. Les adultes jouent des rôles secondaires mais déterminent le comportement des jeunes héros. C’est ainsi que les « petites filles modèles » et les « bons enfants » ont des parents aimants qui leur donnent une éducation stricte mais juste tandis que les caprices ou la méchanceté de Gisèle et de Sophie s’expliquent par la faiblesse ou au contraire la sévérité sans limite de leurs parents ou tuteurs.
Sophie de Ségur s’inspire de ses enfants évoluant dans la sphère de l’aristocratie française du 19ème siècle mais également des souvenirs de son enfance passée en Russie. On retrouve en effet des références au châtiment corporel, le « knout » qu’elle a probablement subi tout comme le personnage récurrent à qui elle a donné son prénom mais aussi son caractère d’enfant turbulente fréquemment punie.
En témoigne la préface des Malheurs de Sophie, dédicace à sa petite-fille Élisabeth Fresneau :
Chère enfant, tu me dis souvent : Oh grand’mère, que je vous aime, vous êtes si bonne. Grand’mère n’a pas toujours été bonne, et il y a bien des enfants qui ont été méchants comme elle. Voici des histoires vraies d’une petite-fille que grand’mère a beaucoup connue dans son enfance ; elle était colère, elle est devenue douce ; elle était gourmande, elle est devenue sobre ; elle était menteuse, elle est devenue honnête ; enfin, elle était méchante, elle est devenue bonne.
Grand’mère a tâché de faire de même. Faites comme elle, mes chers petits enfants ; cela vous sera facile, à vous qui n’avez pas tous les défauts de Sophie.
En revanche, elle donne les prénoms de ses petits-enfants aux personnages les plus dociles, les plus affectueux comme Camille et Madeleine.
Entre fables morales et chrétiennes et satire de la société du 19ème siècle, les romans de Sophie sont remplis de stéréotypes. C’est ainsi que les Polonais sont décrits comme des grands buveurs peu soucieux de leur apparence ou que les Écossais sont de véritables grippe-sous.
Chaque nom ou surnom est choisi avec soin afin de définir en un instant le caractère de celui qui les porte. Innocent et Simplicie sont sans surprise « deux nigauds », Madame Fichini est la marâtre de Sophie tandis qu’Alcide, Gueusard et Gredinet sont sans conteste les méchants dans « Le mauvais génie ».
Enfin, n’oublions pas que les livres de la comtesse nous livrent également une foule de détails sur la vie quotidienne des nobles et de leurs domestiques.
La visite
Le Château des Nouettes appartient au département de l’Orne et a été transformé pour accueillir un institut médico-éducatif. Le domaine de près de 75 hectares comprenant la maison principale, les jardins, bois et prairies ainsi que plusieurs dépendances n’est pas accessible au public.
Un musée entièrement consacré à la comtesse de Ségur est installé au cœur du village d’Aube grâce à l’Association des Amis de la Comtesse de Ségur. De salle en salle, les visiteurs découvrent les différentes étapes de la vie de Sophie :
- L’enfance en Russie
- La vie quotidienne au château des Nouettes de 1821 à 1872
- La salle des petites filles modèles nous plonge dans l’univers des enfants du 19ème siècle (jeux, jouets, vêtements, …)
- La salle réservée aux expositions notamment sur le thème des nouveaux contes de fées
Plusieurs événements sont organisés durant la saison notamment à l’occasion de la nuit des musées ou des journées du patrimoine.
Infos pratiques :
Le musée est ouvert de fin juin à fin septembre tous les jours sauf les mardi de 14 à 18hr.
Il est cependant possible de demander des visites en groupe en dehors de ces horaires (sur réservation au 09 66 12 27 24).
Musée de la Comtesse de Ségur
Rue l’Abbé Roger Derry, 3
61270 Aube
Tel : 09 66 12 27 24 ou 02 33 34 14 93
Email : comtesse-de-segur@wanadoo.fr